Jacques Truphémus et la question de l'intime
par Jean-Paul Gavard-Perret
Toiles où règne un profond silence. Où le temps paraît suspendu. Où
affleure le mystère de l'être, des choses, de la vie…
Charles Juliet
Truphémus est un poète-peintre, qui, comme l’écrivait Louis Calaferte écrit des sons, nous murmure une confidence qui est lui même . Il s’agit
donc d’un artiste de l’intimité. On sent toujours en effet dans ses "portraits” la présence d’une intériorité essentielle d’où se dégage
souvent une sorte de quiétude comme si sa matière picturale décantait la
dure matière du réel et ce non par un effet d’abstraction mais par l’effet
abrasif des couleurs et des formes retenus. Avec un tel peintre on n’est
jamais loin de Balthus et de Bonnard. Afin de s’en convaincre il suffit de
se rendre au Musée Paul Dini de Villefranche-sur-Saône qui possède la
première collection publique de l’artiste (19 toiles). S’y découvrent,
entre autres, certains de ces grands formats des années 80. Et l’on
comprend que si le peintre est hanté par l’intériorité celle-ci se
développe non seulement par des visions d’intérieur. Grand voyageur, le
peintre a visité et montré à travers des “ marines ”la Méditerranée, la
Normandie, le Nord de la France, la Belgique et les Pays-Bas. Du Japon il
a ramené d’importants cahiers de voyages. Mais ces oeuvres permettre aussi
de découvrir son atelier, des paysages du Vigan et des Cévennes, les cafés
et des vues de Lyon et, surtout, une série de nature mortes ainsi que des
portraits et des autoportraits.
Pour présenter le peintre on peut rappeler l’évocation de Jean Leymarie
qui le découvrit près de Diélette dans la partie la plus sauvage d’un
Cotentin ignoré des touristes. En ce promenant dans la campagne il
découvrit le peintre “ en tenue ouvrière d'autrefois qui lavait sur le
motif des aquarelles à peine plus larges que la paume de la main ”.
Leymarie fut frappé par la justesse de ton et la grâce atmosphérique qui
se dégagent de telles aquarelles ainsi que par l’homme lui-même : “ J'ai
cru voir surgir devant moi, sur ces landes reculées, le fantôme du doux et
merveilleux Corot, que son ami Théophile Silvestre s'apprête à décrire, de
son vivant, en commençant ainsi : Je voudrais avoir une plume assez fine
pour le rendre tel que je le comprends, tel qu'il est, et le faire aimer
comme je l'aime." Discret voire secret quoique ouvert sur les autres et le
monde, le peintre a choisi un vieux patronyme gallo-romain dont le sens
étymologique - nourricier - enracine et soutient sa tenace exigence. Sa
famille est originaire d'Aix-en-Provence, le pays de Cézanne, l'un des
deux pôles, pour lui, de la peinture, l'autre étant Rembrandt. Mais
Truphémus est né à Grenoble, le même jour exactement, à quarante et un ans
d'intervalle, que Picasso dont il ne manque jamais les expositions.
Cependant plus que le démiurge espagnol, sa pulsion intérieure le tourne
plutôt vers le versant opposé, vers l'ineffable Bonnard. Son enfance et
son adolescence s'écoulent dans le Dauphiné hanté par les ombres
tutélaires de Stendhal, Jongkind, Ravier, Bonnard à ses débuts, Berlioz,
Claudel. Il se met à dessiner très tôt et fréquente le musée local (qui ne
possède pas encore l’ampleur qu’on lui connaît aujourd’hui). Il découvre à
la fois Philippe de Champaigne et Matisse, Véronèse et Bonnard, Zurbaran
et Picasso. Mais il est surtout fasciné par un tableau de Claude Lorrain,
le peintre aimé des poètes. La scène pastorale répond à la nature lyrique
et rêveuse de Truphémus, à son attrait, pour la magie de la lumière,
saisie dans le tableau de Lorrain au soleil levant sur la majesté de la
campagne romaine. Andry-Farcy, le conservateur du musée à l’époque
remarque et encourage les dons du futur artiste qui est aussi un amateur
de musique et un grand lecteur. Parmi les textes dont Truphémus subit
l'emprise dès sa jeunesse et qui ne cessent de l'habiter, il faut citer
Baudelaire, le Journal de Delacroix, les Lettres de Vincent Van Gogh et
aussi le Fromentin de “ Dominique ” c’est-à-dire l'analyste délicat de la
vie intérieure et des frémissements extérieurs. De cet écrivain, Truphémus
retient à la fois le culte du silence, ce qu’il nomme lui-même “ une
aptitude singulière à se pénétrer des impressions absorbées et
transformées par la mémoire mais aussi sa capacité à émouvoir par le
souvenir de ce qui a ému ainsi qu’à s'exprimer en mêlant des signes de
flammes et des mots dits tout bas .
La première oeuvre de Truphémus est huile sur carton qui représente la vue
de sa fenêtre aux rideaux écartés sur l'église voisine recouverte de
neige. Cette transcription simple et directe annonce déjà par l'émotion
contenue et le choix du sujet, une suite remarquable de paysages urbains
avec neige. Echo de l'enfance et substrat du silence, inspiratrice de la
poésie, surtout orientale, la neige qui contribua à la révolution
impressionniste suscite chez le jeune artiste des vibrations chromatiques
aiguës sur sa surface blanche aux ombres bleues. En 1941, Truphémus quitte
Grenoble pour Lyon où il s'inscrit à l'Ecole des Beaux-Arts. Pendant cette
époque il se rend souvent au Musée du Palais Saint-Pierre afin de copier
ses tableaux préférés tels que “Le Portrait de femme ” par Cranach, le “
Saint François ” de Zurbaran ou encore “ La Folle ” de Géricault, aux yeux
injectés de sang, ainsi que des esquisses fiévreuses de Delacroix. Le
S.T.O. en Allemagne et la maladie consécutive interrompent durant deux ans
ses recherches. Il les reprend et poursuit sa formation. Vivant deux ans à
Paris (1947-1949) il est autant émerveillé par l'effervescence artistique
que par les métiers de nuit auxquels il est astreint pour vivre et qui
compromettent à nouveau sa santé. Il rentre à Lyon, forme avec ses
camarades retrouvés le groupe du “ sanzisme ”, épris de peinture,
réfractaire aux doctrines et systèmes qui sévissaient alors. Il travaille
en usine durant la semaine, peint sans relâche les jours fériés (sans qu’on
puisse pour autant le réduire à un “ peintre du dimanche ”), d'où de
nouveau des rechutes et quelques mois de repos en sanatorium. Ces épreuves
patiemment surmontées le retardent sans l'accabler : il peut toujours
dessiner de son lit, mûrit sa réflexion, intériorise ses sentiments et
s'exhausse sur le plan spirituel.
A partir de 1955 ses conditions de vie s'améliorent grâce à la présence
salutaire de sa femme et à l'aide de quelques amateurs. Il jouit enfin de
ce qui pour lui est le rêve : un atelier modeste certes mais rempli d'âme
et d'harmonie par les précédents usagers. L'emplacement, la disposition,
les proportions, l'éclairage lui conviennent et il l’occupe toujours avec
le même bonheur. A partir de cette époque, Truphémus décide de restreindre
ses besoins et se voue entièrement, loin des modes, de la recherche du
succès et de la vente à un quête intransigeante que réclame sa passion.
Ainsi comme lorsqu’on demandait à Beckett pourquoi il écrivait, Truphémus
aurait pu faire à propose de sa peinture la même réponse que l’écrivain
irlandais “ Bon qu’à ça ”. Des années 50 aux années 60 , l’artiste est
surtout paysagiste. il est attiré par le ciel et la mer, les réflecteurs
de la lumière et “ les organes du sentiment ”. Il part sur le motif,
chaque été, d'abord vers les côtes méditerranéennes où ses couleurs et ses
textures sont alors des sortes d’exaltations par empâtements solaires.
Mais à la fin de cette époque, remontant désormais de saison en saison
vers la Bretagne puis le Nord, la Belgique et la Hollande, il connaît une
phase importante de recherche, de décantation progressive de la matière,
de la couleur. Il se dirige vers la modulation légère et presque
monochrome des valeurs, caractéristique de la peinture hollandaise où
souvent l'élément coloris disparaît presque absolument pour ne laisser qu’un
principe neutre, subtil et cependant réel : à savoir la valeur pour ainsi
dire abstraite des choses disparues. C’est avec ce que Beckett nomme “ ce
principe négatif ” qu’ils créent ses tableaux en particulier ses marines
où on ne voit presque que la mer avec une ou deux barques et qui devient
pour lui le comble de l'art par ce qui apparaît est pratiquement caché en
une réduction à la quintessence.
Le Japon qu'il découvre un peu plus tard offre à Truphémus l'animation de
ses rues, le caractère hiératique de ses spectacles, théâtre et
marionnettes, l'ordonnance intérieure de ses maisons, la métrique
orthogonale de ses temples, une géométrie des structures qui retentit, non
sur sa vision, mais sur l'articulation formelle de son œuvre et qui
rappelle certaines prises de vue du grand cinéaste nippon : Ozu. Ainsi,
après avoir beaucoup déambulé, conquis son style, le peintre peut
s'intégrer pleinement à son milieu lyonnais sans risquer d'être classé
parmi les peintres régionaux, même si l'on relève avec les meilleurs
d'entre eux, Carrand, Ravier, quelque parenté. Ses exégètes lyonnais :
Bernard Clavel, Louis Calaferte, Charles Juliet, Hervé Bauer sont eux
aussi tout sauf des auteurs régionaux. Et encore aujourd’hui tôt le matin
ou tard dans la soirée, avant et après les longues séances de travail,
Truphémus les rencontre parfois lorsqu’il s'arrête (volontiers) dans les
cafés de jadis qui subsistent encore. Il y retourne parfois la nuit, en
spectateur furtif. Les cafés du peintre ressemble à sa ville d’adoption
comme lui-même lui ressemble : ils concentrent le mystère, restent des
enclos silencieux, tantôt renfermés sur eux-mêmes, tantôt ouverts sur
l'extérieur par de larges baies vitrées. Et le peintre a su saisir
l'interpénétration diffuse entre l'ambiance intérieure, avec ses
personnages à contre-jour, et ses échappées vaporeuses sur la ville qui
changent selon le mouvement des saisons et des heures.
Truphémus est donc le peintre d’une vie urbaine secrète. Dans certains de
ses tableaux de café il n'incorpore qu'un seul figurant, prostré dans son
attente ou sa méditation. D’autres inscrivent l'hébétude d'un couple
n'ayant plus rien à se dire - version française des relations de couple
chez Hopper mais avec plus de rigueur et de précision et pourtant avec
plus de poésie évanescente chez lui que chez le peintre américain.
Choisissant surtout le format carré, plus rigoureux et plénier, associant
le paysage urbain et le cadre intime, figures et natures mortes,
réunissant deux catégories de clients : les accoudés au comptoir et les
assis devant les consommations dont scintillent les lueurs, Truphémus a
peu à peu atteint une qualité de matière picturale qui résulte de la
fusion, pouce à pouce, entre la trame linéaire et le grain chromatique.
Les tonalités dominantes aux accords subtils, d'abord froides (en dehors
de l’exception méditerranéenne) se sont réchauffés au fil du temps :
ocres, gris, bruns, roses, jaunes, bleus, violets dominent et sont plus
importants que la localisation imprécise, volontairement indéfinie des
lieux choisis comme sujets. Figures ou silhouettes sans visage distinct,
baignent dans une sorte d'identité non vague mais commune et font éprouver
le flux nostalgique de la durée, la solitude irréductible des êtres ou
leur complicité fraternelle et factuelle dans l'oasis du café.
Par ailleurs - et ce déjà depuis Rembrandt et Vermeer mais surtout après
Courbet, Daumier, Corot - la figuration véridique ou métaphorique de
l'atelier obsède les peintres modernes. Sa place est considérable dans
l'œuvre de Matisse, Braque, Picasso. Construit au XIXème siècle par
Servant, disciple d'Ingres, l'atelier de Truphémus se trouve au dernier
étage d'un immeuble calme près des quais de la Saône. Son mobilier est
plus celui d'un peintre en bâtiment que d’un artiste même si une grande
verrière couvre toute la partie nord et dont les rideaux filtrants sont
plus ou moins tirés. L’atelier est truffés de plantes vertes grimpantes,
incluses parfois dans la composition. Truphémus s’y dessine parfois
lui-même, les yeux attentifs cerclés de lunettes, même si son plus célèbre
autoportrait en costume sombre est plus ancien : il date de 1947.
Toutefois l’artiste a choisi de se peindre plus récemment près de sa
verrière, le visage estompé sous la casquette, parfois de face, à
contre-jour, le dos immergé dans une clarté flottante et dorée, parfois de
trois-quarts dans un style d'esquisse, tourné vers le chevalet et les
toiles en cours. Depuis deux ans, Truphémus s’est aménagé un second
atelier dans la demeure de sa belle-famille au Vigan dans les Cévennes. Au
sein de ce nouveau lieu, les structures internes des portes s'opposent aux
verrières atmosphériques et traduisent un besoin évident de géométrie. Les
deux thèmes coexistent et se complètent dans ses tableaux les plus
récents. Et la porte, plus que les ponts peints plus antérieurement, est
devenu un thème majeur de l’oeuvre. En effet si pour l’artiste le pont
relie les deux rives et s'insère dans le cadre de la nature ou dans le
paysage urbain., sa fonction demeure pour lui neutre car il est sans
importance de le franchir dans un sens ou dans l'autre. A l’inverse la
porte divise, ordonne et oriente l'uniformité de l'espace domestique et sa
polarité varie selon qu'elle s'ouvre ou se ferme, que l'on entre ou que
l'on sorte. Elle suppose un engagement de la présence humaine
L'installation au Vigan coïncide avec l'adoption du pastel, qu’il définit
ainsi : “ le mode de colorier à sec ” en reprenant les termes de Léonard
de Vinci. Il est vrai que Truphémus dessine beaucoup, constamment, et son
œuvre graphique reste en elle-même un monde à découvrir. Son trait souple,
concis, par courbes, par réseaux, par ondes lumineuses, laisse naître,
sans jamais l'enserrer dans un contour, la fraîcheur vivante de ce que l’œil
perçoit ou ce que la mémoire engrange. Mais de fait l’artiste utilise tous
les procédés, avec une prédilection pour l'aquarelle et le fusain, dont
sont remplis de nombreux carnets et albums. D’ailleurs la texture serrée,
un peu mate, de sa peinture à l'huile, s'apparente au pastel. Avec la
maîtrise de l'âge, le pastel libère sa spontanéité, permet la
juxtaposition rapide des tons froids et des tons chauds, base de sa
peinture. La maison du Vigan comporte aussi un ancien pigeonnier qui s'est
soudain repeuplé. Truphémus observe ses nouveaux-venus et peint le
moelleux de leurs ailes et la grâce de leurs poses au pastel avec une
candeur franciscaine comme si le peintre se souvenait de la fameuse phrase
du Zarathoustra : “ les révolutions les plus profondes se font sur des
pattes de colombes ”. A ce titre on retiendra d’ailleurs ce que dit le
peintre à propos de ses pastels choisis non seulement pour ces instantanés
de volatiles mais pour pour illustrer “ Silex ” de Calaferte : “ Si j'ai
voulu accompagner de quelques illustrations ces textes c'est qu'à travers
les évocations de mon enfance, vécue et tout autant rêvée, je retrouvais
tout un monde oublié de sensation, d'odeurs et de couleurs, qui me
revenait. "En ce temps là, alors, on se réveillait le matin sous des
canonnades d'azur…" écrit Calaferte et parlant de ces états de mélancolie
que connaît toute enfance. Pour accompagner d'aussi subtiles évocations,
il m'a semblé que la matière du pastel, faite de pigments colorés
sensibles aux atteintes du temps comme la mémoire, par la fragilité même
de sa trace sur le grain du papier pouvait le mieux rendre ce rapport
étrange que nous entretenons tout au long de la vie avec notre enfance ”.
Mais de plus en plus l’artiste est attiré par nature morte, non dans un
souffle baroque, mais dans une humble et fervente cristallisation proche
de ce que propose un Morandi. En effet, l'univers silencieux des objets
familiers est de fait notre patrie. Et si dans les années 50 Truphémus
occasionnellement a peint quelques natures mortes : un plat de figues ou
des iris par exemple, ce sujet constitue un de ses suites les plus
récentes : sur des tables rondes ou carrées, sur des assiettes blanches,
devant des fonds de neige, de sable ou turquoise s'ordonnent des pommes
primordiales à la Cézanne, des verres et des récipients à la façon de
Morandi, des citrons de la tradition hollandaise Toutefois dans la
substance de sa peinture mélodieusement poétique Truphémus ne peint pas,
malgré les références citées, à la manière de ces maîtres, il en ranime et
prolonge leur savoir.
C’est pourquoi d’ailleurs, après Louis Calaferte, deux des poètes les plus
importants, lyonnais eux aussi, demeurent très proches de cette oeuvre si
discrète qu’elle parvient jusqu’à nous comme en sourdine. Charles Juliet
et Hervé Bauer (puisque c’est d’eux qu’il s’agit) soulignent à travers l’oeuvre
du peintre ce qu’il en est d’ailleurs de leur propre quête : l'impalpable
de la sensation prise dans des nasses : chez le peintre par le trait, le
dosage de la matière, la science de la couleur et chez les poètes par les
blancs et les lignes mélodiques. A l’aune d’une exigence de vérité leurs
conjointes et co-jointes se dépouillent de tous les oripeaux esthétisants,
elles atteignent ce que Philippe Jaccottet appelle dans son “ Entretien
des Muses ” “ la réalité réelle ”, l’évidence, la simplicité, la vérité du
dire et la richesse de la matière. Certes chez de tels créateurs la
plénitude de cette évidence terrestre s’affirme toujours sous la forme
paradoxale d’un conflit : il s’agit de lutter contre ce qui,
unilatéralement, est attribué à une abstraction desséchante et à de vaines
constructions intellectuelles. Mais les deux poètes et le peintre ont su
lever l’équivoque par l’émergence de langues particulièrement capables de
ne plus enfermer la création dans les rets de concepts tortueux ou de
clore le langage (pictural ou poétique) sur lui-même. Les trois créateurs
permettent donc de faire advenir ce “ grand dehors ” qu’ils traduisent par
leurs justes pesées entre pleins et vides, le sentiment parfois douloureux
de tranquille harmonie vibrante, fusant presque silencieusement de la
toile ou du poème tant il est vrai que chez eux la création a partie liée
avec la vertu pénétrante du silence, la judicieuse organisation de l’espace
loin de toute racoleuse agression. Bauer comme Juliet ont d’ailleurs
souligné combien les toiles de Truphémus induites par une émotion
inévitablement fuyante ne pouvaient être précises, ni reproduire
fidèlement le réel sous forme de “ modèle ”. Il est nécessaire que, par
certains points, la vision soit aveugle, ou bien floue et que les couleurs
semblent, comme sous l’effet du souvenir, s’effacer. Mais ce que l'image
perd apparemment en netteté, elle le gagne en sensibilité, en émotion et
non en pure émotivité.
En enlevant les peaux du sens sur les épaisseurs de vie, le peintre a
atteint une sorte de blancheur. Et son oeuvre en fines pellicules devient
translucide comme les organismes chimériques de profondeurs abyssales.
Seuls des poètes comme Bauer ou Juliet, ou des peintres comme Truphémus
supportent ces apnées de l'extrême. Alors, pour conclure il revient de
laisser la parole à Balthus qui a, peut être plus qu’un autre, compris ce
qu’il en est de la “ peinture-peinture ” en général et celle de Truphémus
en particulier : Depuis qu'elle m'est révélée, je ne me lasse pas de
vivre votre peinture avec un indicible bonheur et une surprise devant ce
bonheur qui ne cessent de grandir. Je comprends, bien sûr, que vous ayez
quelquefois le sentiment d'isolement au milieu de ce qui se fait
aujourd'hui parce que vous appartenez à un espèce en voie de disparition !
Vous voyez en peintre. Et vous vivez à travers votre peinture. Vous
appartenez à la lignée de Morandi et certains de vos paysages me font
penser à Giacometti - tout en étant essentiellement Truphémus -
c'est-à-dire unique. Il ne m'est pas donné, à moi non plus, de dire ce que
j'éprouve. Mais sachez tout de même que je vous suis reconnaissant d'être
vous .
Jean-Paul Gavard-Perret
Jean-Paul.Gavard-Perret@univ-savoie.fr
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Jean-Paul Gavard-Perret Né en 1947 à Chambéry, Jean-Paul Gavard-Perret est maître de conférence en communication à l´Université de Savoie. Il poursuit une réflexion littéraire ponctuée déjà d'une vingtaine d'ouvrages et collabore à plusieurs revues.
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